Tybalt
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Posté le: Dim Juin 25, 2017 12:02 pm Sujet du message: Lélia - George Sand |
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"Qui es-tu ? Et pourquoi ton amour fait-il tant de mal ?" Ainsi commence Lélia, par une lettre passionnée du jeune poète Sténio adressé à cette femme mystérieuse qui, bien qu'à peine trentenaire, semble avoir déjà tout vécu, tout médité, tout épuisé et être revenue de tout. De Lélia, on ne connaît pas grand-chose : elle n'a pas de pays, elle a à peine un âge. Elle est belle, mais surtout intelligente, dotée d'une capacité de réflexion d'une grande ampleur ; et son coeur semble alterner entre des élans tendres et une froideur implacable.
Lélia, c'est la femme par excellence du romantisme noir, ce courant du romantisme placé sous le signe de la mélancolie, du "mal du siècle". Des personnages peu nombreux mais tous approfondis et marquants à leur façon vont l'entourer : Sténio, le poète fougueux qui s'épuise à l'aimer en espérant qu'elle l'aimera un jour ; Trenmor, un homme qui, comme Lélia, semble avoir tout vécu, tout réfléchi et avoir conclu à la vanité de tout ; et Magnus, le prêtre fou de désir pour Lélia. On verra aussi Pulchérie, la soeur de Lélia, devenue courtisane et dotée de sa propre philosophie du plaisir. Ce sont des figures hautes en couleurs, de vraies archétypes en pied du romantisme de l'époque.
Deux versions assez différentes du roman sont parues. La première, en 1833, a causé un scandale par l'audace de ses réflexions sur la religion, la morale, l'amour. Sand avait su tendre à son siècle un miroir de ses doutes et de ses complexes, et la critique n'a pas l'air de le lui avoir pardonné ! Cette première version, très sombre, semble ne laisser aucune place à l'espoir. En 1839, Sand reprend son roman, en modifie le milieu et la fin et lui donne un dénouement sinon heureux, en tout cas moins désespéré.
Lélia a aussi cela de particulier que c'est autant une série de méditations collectives qu'un roman. Cela n'en fait pas le roman le plus accessible de Sand, mais l'effort en vaut la peine. Je pense que même des ados pourraient être sensibles à la puissance rhétorique et aux pensées subversives de Lélia.
Conspué à sa parution, plongé dans l'oubli par ses détracteurs après la mort de Sand, Lélia a été réédité dans les années 1960... mais il faut voir comment. L'édition par Pierre Reboul est un monument de mauvaise foi et de sexisme : il ne cesse de rabaisser Sand à toute occasion, en l'accusant de paresse, en présentant toutes ses réflexions comme de purs emprunts à des hommes qui l'auraient influencée, en adoptant trop souvent une lecture autobiographique excessive du roman (même s'il s'en défend), le tout avec une différence de traitement criante par rapport à ce qu'il dit des hommes écrivains de la même époque. Ses formulations sont régulièrement d'une malveillance gratuite, et il y a même des plaisanteries d'un goût douteux qui auraient déjà été criticables chez un étudiant de première année et n'ont clairement rien à faire dans le travail d'un chercheur. Jamais je n'avais vu un travail aussi méprisable de la part d'un universitaire dans une introduction et un appareil de notes en Folio. En plus, ses choix éditoriaux sont contestables : il ne fournit pas le texte complet des deux versions mais tronçonne celui de la version de 1839, ce qui la rend difficilement lisible. Autant aurait mieux valu un choix net en faveur de l'édition de 1833, ou bien une édition en deux volumes.
Gallimard a réimprimé cette édition en 1985, à peine modifiée, et une nouvelle fois à l'identique en 2004, pour le bicentenaire de la naissance de l'auteure : étrange façon de fêter Sand que de diffuser à nouveau ce torchon d'édition ! C'est là une paresse injustifiable de la part de l'éditeur, puisque les recherches sur Sand et son oeuvre ont (heureusement !) beaucoup progressé depuis, et que l'édition de Reboul, médiocre à sa parution, semble désormais complètement anachronique.
A la limite, je vous conseillerais donc plutôt de commander l'édition du roman parue chez Paléo, dans la "Collection de sable", qui ne comprend pas de notes, mais a au moins le mérite de respecter un tant soit peu l'oeuvre qu'elle publie. |
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